La Vigne un jour dit au Sapin :
« Je vous admire, mon voisin :
Votre splendeur n'est pas un rêve.
Noble géant de ce jardin,
Votre orgueil vers le ciel s'élève
Au gré du plus noble destin.
Je dois paraître bien petite
A côté d'un Arbre si grand.
J'ai néanmoins quelque mérite,
Mais d'un genre fort différent :
Le nectar de mes fruits sait plaire.
On dit que j'égare parfois,
Mais j'en doute, et même je crois
Que je suis toujours salutaire
Aux esprits qui suivent mes lois.
Si j'ai noyé dans le délire
Quelque fantôme de raison,
C'était par bonne intention,
Et l'on aurait tort d'en médire ;
C'était pour soutenir un cœur
Dans une route dissicile,
Pour renouveler son ardeur,
Pour semer quelque aimable erreur
Dans un champ sauvage et stérile
Qui, sans moi, n'eût pas vu de Fleur.
Si vous interrogez l'automne,
Elle vantera mon nectar
Et tous les plaisirs que je donne
Au jeune homme ainsi qu'au vieillard :
Demandez plutôt à Pomone,
Dont j'obtiens le plus doux regard,
Et qui m'admet dans sa couronne.
Peut-être, sublime voisin,
Dont la stature me domine,
Enviez-vous votre voisine,
En voyant mûrir son raisin.
L'heureux sol qui vous a fait naître
Vous doua de solidité ;
Sans doute l'on vous voit paraître
Plein de force et de majesté,
Et ce pays en vérité
Semble en vous contempler son maître
Mais qui sait ? ... vous avez peut-être
Plus d'orgueil que d'utilité. »

Le Sapin répondit : « Ma chère,
À la race dont vous sortez
Je reconnais des qualités
Qui la distinguent du vulgaire
Mais votre amour-propre exagère
De brillantes réalités.
Votre inconvenance m'invite
A lui répondre quelques mots :
En dépit de tous vos propos,
Mon destin a quelque mérite :
Quand l'homme est lassé des travaux,
Des plaisirs autant que des maux,
Quand tout le détrompe et le quitte,
N'est-ce donc pas moi qui l'abrite
Dans la nuit du dernier repos ? »

Fable 14




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