Deux cloches habitaient le clocher d'un village ;
Très différentes en grosseur,
Elles avaient chacune un différent Sonneur.
Celui qui l'emportait par l'âge
Dès longtemps avait l'avantage
De sonner la plus grosse ; il était plus payé ;
Du curé, de la nièce, il était mieux choyé;
Enfin c'était un personnage,
De son inférieur d'autant plus envié.
L'ardente convoitise est le mal de notre âge.
Le jeune Sonneur, trop peu sage,
Quoique assez bon chrétien, disant, des Oremus,
Faisait brûler souvent des cierges à Bacchus.
Et quand il se trouvait en rencontre pareille,
Il sonnait le tocsin au lieu de l'Angélus.
N'importe, il se vantait de sonner à merveille ;
De ne pas avancer même était soucieux,
Tant il avait le vin ambitieux !
Oui, je veux que mon grade à mon talent réponde,
Il me faut un emploi qui donne du relief,
Se disait-il, je dois être Sonneur en chef,
Et faire grand bruit dans le monde.
C'est par le temps qui court un assez bon métier,
Et tout homme n'est rien qui n'est pas le premier.
Je le serai, malheur à qui m'arrête ;
Le progrès devant moi s'étend à l'infini.
En marchant sur les pas du noble Alberoni,
Qui fut aussi Sonneur et traîna la brouette,
Je deviendrai ministre et ceindrai la barrette !
Ces rêves de grandeur bannissaient son sommeil ;
Des vœux toujours déçus il éprouvait l'angoisse,
Quand le Serpent de la paroisse
(Le Serpent est connu pour le mauvais conseil),
Un jour qu'ils devisaient chez la cabaretière,
À l'envieux souffla le projet infernal
De faire périr son rival,
En démontant la cloche de manière
Que, dès qu'en mouvement le barbon la mettrait,
Sur sa tête elle tomberait,
De tous deux à la fois sonnant l'heure dernière.
Le ciel ne permit pas cet odieux forfait.
La cloche est tombée en effet,
Mais brisée, à côté du vieillard hors d'atteinte.
Les deux malfaiteurs, sur sa plainte,
Bientôt par Thémis confondus
Et pendus.
Les villageois du lieu tirèrent de leur poche
Tout l'argent qu'il fallait pour fondre une autre cloche.
D'ambitieux méfaits les obscurs artisans,
Dans mon Sonneur pourraient voir leur image ;
Nous, nous sommes les paysans,
Chargés de payer le dommage.