Les Abeilles et le Bourdon Édouard Parthon de Von (1788 - 1877)

Les plus doux souvenirs de mes plus jeunes ans
Me rappellent mon goût pour la simple nature ;
Le vol d'un papillon, le seul aspect des champs,
Plongeaient alors mon cœur dans une ivresse pure.
L'an, tout comme à présent, avait ses jours mauvais,
J'étais heureux, pourtant ; j'étais jeune ! et j'avais,
Pour lutter avec moi contre le sort contraire,
Un véritable ami, j'avais alors un frère !...
Je me laisse entraîner bien loin de mon sujet,
Essuyons quelques pleurs et venons à mon fait.

Par un beau jour de mai, j'admirais les merveilles
Qu'offre à l'observateur une ruche d'abeilles.
L'air était pur ; sortie à l'aube du matin,
Chaque mouche au logis rapportait son butin.
Soudain, j'ouïs des cris de fureur et d'alarmes ;
C'était un bruit, formé de mille bruits confus,
Des clameurs de vainqueurs et des cris de vaincus.
Un silence effrayant succède au bruit des armes.
De la ruche bientôt je vois jeter dehors
Des débris mutilés de mourants et de morts ;
J'approche et reconnais les époux de ces dames.
J'avais bien lu jadis, dans quelque vieil auteur,
Que ces bourdons étaient massacrés par leurs femmes,
Mais je l'avais traité de calomniateur.
Plus de doute à présent, et de ces Danaïdes
Je voyais de mes yeux les exploits homicides.
Il est donc vrai, grands Dieux ! il entre tant de fiel
Dans l'âme de la mouche à qui l'on doit le miel !
A ces mots, je m'éloigne et regagne mon gîte,
Tout en réfléchissant sur le rare mérite
Que ce peuple sait joindre à tant de cruauté!

Au bout de quelques mois, le soir d'un jour d'été,
J'étais près de la ruche assis, lorsqu'il me semble
Entendre discuter des abeilles ensemble.
Plus attentif alors, j'écoute et, cette fois,
Je distingue une seule et suppliante voix,
Celle, hélas ! d'un bourdon, leur époux et leur père.
Sans doute, à quelque ruse il devait son salut ;
Ou bien, peut-être aussi qu'à l'amour il le dut,
Et je croirais assez qu'à son destin contraire
Une autre Hyperménestre avait su le soustraire.
« Est-ce à vous, disait - il, d'ordonner mon trépas !
Pouvez-vous oublier, hélas !
De si tendres amours ! de si vives caresses !
Et mes serments, et vos promesses,
Et le jour et la nuit tant de soins attachants,
De douceur et de complaisance !
Ma mort en sera donc le prix !! » Ces mots touchants
S'adressaient aux mères, je pense.
Et vous, ajoutait-il, « j'ai guidé votre enfance,
Éclairé vos esprits, j'ai cru former vos cœurs !
Ne pouvez-vous, en récompense,
Vous efforcer du moins de calmer ces fureurs !
Chacun de vous, plus qu'il ne pense,
Est redevable à mes soins bienfaisants. »

Sans doute que ceci s'adressait aux enfants.
Je me sentis ému de la triste éloquence
Et du cruel destin de ce pauvre animal.
Les enfants, cependant, dirent qu'il parlait mal
Et qu'il eût mieux fait de se taire.
Puis, sur le sort de l'époux et du père
Ils délibérèrent entr'eux.
Cela fut bientôt fait ; je les entendais dire :
« Il faut tuer ce paresseux,
« Qui consomme sans rien produire ;
<< Il mangerait notre miel, notre cire. »
Les mères, d'une voix, proclamèrent sa mort,
Et les enfants encor plus fort !

Dans ce siècle de fer, où l'on ne considère
Ni le mérite, ni le rang,
Le cri de l'intérêt fait taire
Jusqu'à la voix de l'hymen et du sang.

Livre II, fable 1




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