Un ours, faisant son tour de France
Avec un certain Savoyard,
Devint, dit-on, maître de danse ;
Un second Vestris dans son art.
Bastien, grâce à son ours, allant de foire en foire,
Gagna beaucoup d'argent, a ce que dit l'histoire.
Martin, grisé par le succès,
Se montra tout à coup vaniteux à l'excès :
« Partout, s'écriait-il, partout, on me réclame ;
J'ai dégommé le grand ours gris,
La girase et l'hippopotame,
Et je fais courir tout Paris.
Mon nom s'étale sur l'affiche,
Un de ces jours, j'en ai bien peur,
On m'offrira la croix d'honneur.
Je la prendrai ; mais je m'en fiche...
Quand on a pour soi les bravos,
A quoi bon tous ces bibelots ? »
Il indignait les gens par tant de suffisance,
Quand survint un événement.
Fort remarquable assurément,
Qui le réduisit au silence.
Un soir qu'il commençait sa danse,
Apparut, dans le cirque, un étrange animal,
Haut comme une montagne, et le nez colossal,
Les yeux petits, pleins de malice,
Et dont le pas faisait trembler tout l'édifice.
C'était le premier éléphant
Venu tout droit de l'Arabie :
Le digne et vertueux Tobie.
Il entre, calme et triomphant ;
Sur son énorme carapace
Un petit nègre se prélasse,
Un singe, un chat, un arara,
Une gazelle et cætera.
Riches tissus, plumes d'autruche,
Rien ne manque à la fanfreluche.
On croit voir l'arche de Noé ;
Le public s'écrie : Evohé !
C'est un transport, c'est un délire
Que nul ne saurait vous décrire.
La foule embrasse ses genoux,
Paris, devant lui, se prosterne...
Ah ! Seigneur Dieu ! Qu'est-ce de nous !
On le harangue à la moderne !
Le modeste Tobie en rit,
Et de sa trompe les bénit.
Vous voyez d'ici la figure
De ce pauvre Martin et sa déconfiture...
En un jour il est oublié,
Sifflé, honni, moqué, raillé.
Il assiste à sa décadence,
Lui Vestris, le dieu de la danse !
Ceci vous prouve, bonnes gens,
Qu'il ne faut pas s'en faire accroire.
Les vents et les flots sont changeants,
C'est la morale de l'histoire.