L'Hirondelle et le Crapaud Emile Erckmann (1822 - 1899)

Un énorme crapaud aimait une hirondelle
Qui venait effleurer les eaux
Où le monstre, rêvant au milieu des roseaux,
Exhalait sa plainte éternelle :
« Venez ! soupirait-il ; venez, ma toute belle !
Pourquoi fuyez-vous mes regards ?
Je suis le souverain des trembles et des aulnes,
Des glaïeuls, aux grandes fleurs jaunes,
Et des blancs nénuphars.
Chaque matin, quand l'air bourdonne
D'insectes prenant leur essor,
Et, qu'autour de moi, l'eau frissonne
En se moirant de pourpre et d'or,
Dans ce beau cristal où je nage,
Je vois passer comme un éclair,
Et c'est votre charmante image,
O divine fille de l'air !
Arrêtez-vous une seconde ;
Venez, venez auprès de moi !
— Que me veux-tu, reptile immonde ?
Dit l'hirondelle avec effroi.
— Je veux te dévorer, Ô tourment de ma vie,
Répondit le crapaud, témoin de son horreur ;
Je suis horrible et tu me fais envie,
Ne pourrai-je jamais assouvir ma fureur ?
Oui ! je te hais, c'est assez feindre
Et tu ne vivrais plus si je pouvais t'atteindre. »
Il se gonflait, livide et furieux ;
L'hirondelle, en riant, s'éloignait dans les cieux.
Le monde a des recoins, tristes et misérables,
Peuplés d'êtres hideux à ce crapaud semblables.

Livre III, fable 5




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