Le vieux Renard et son fils Emile Erckmann (1822 - 1899)

Jadis un vieux renard rôdait, avec son fils,
Près d'une ferme au clair de lune.
Le fils, un renardeau, non pas des plus petits,
Mais déjà déluré, la robe déjà brune,
Le nez fin, les yeux vifs et fort bien endenté,
N'avait qu'un seul défaut : cette témérité
Qui porte souvent la jeunesse
A braver le danger,
D'un cœur léger.
Le vieux lui répétait sans cesse :
« Nous sommes entourés de mille traquenards ;
Les hommes et leurs chiens, ennemis des renards,
En hiver, en été, par la pluie ou les neiges,
Sèment tous nos sentiers d'une foule de pièges.
Trappes, collets et trébuchets,
Dans la broussaille ou sous l'herbe cachés,
Nous attirent de loin, étant garnis de viandes
Des plus friandes,
On s'approche et l'on flaire et l'on est tout surpris
D'être pris.
Ainsi périt ton vertueux grand-père,
Hardi, madré, le plus franc des lurons,
Dont on citait les tours dans tous nos environs ;
Ta vénérable aïeule, une fine renarde,
Toute ta parenté, légitime et bâtarde,
A succombé dans de tels accidents.
Cela nous avertit, mon fils, d'être prudents.
Regardons à deux fois le chemin, le passage
Où nous risquons d'accrocher notre peau,
Et ne mettons jamais le nez dans l'engrenage.
— Mon Dieu ! C'est évident », disait le renardeau.
Ils parlaient à voix basse, au milieu du silence,
Écoutant et flairant, de distance en distance,
Quand un coq se prit à chanter.
Et le jeune renard soudain de s'emporter,
Disant : « Ceci, mon père, est de fort bon augure,
Je vois ce coq, là-bas, juché sur la toiture
De l'auvent, près du poulailler ;
il a l'air de nous gouailler.
Tout se tait et tout dort... Allons ! allons bien vite,
En amis lui rendre visite.
— Un instant, dit le vieux : A l'heure de minuit
Les poules et le coq, au fond de leur réduit,
Reposent d'habitude ; et toujours la fermière
Tire l'échelle avant d'éteindre sa lumière ;
Les lapins sont chez eux enfermés avec soin,
Et les bœufs ont reçu leur ration de foin.
Ce coq qui chante là ne me dit rien qui vaille...
Méfions-nous, mon fils, surtout de la volaille ;
Elle a pour nous de très puissants attraits,
Mais peut nous susciter de terribles regrets.
Ne précipitons rien. D'entrer rien ne nous presse,
Montrons ici de la sagesse.
Tu vois ce coq, — et moi, sais-tu ce que je vois ?
C'est le grand chien mâtin, immobile et sournois,
A l'ombre du bûcher,penchant sa grosse tête,
Et qui pense déjà nous couper la retraite.
Si tu veux hasarder le grand coup, tu le peux,
Je t'accompagne de mes vœux.
Le coq t'attend ; allons, mon fils, courage !
— Non, dit le renardeau, j'admire son plumage,
Mais il est maigre et décharné. »
Le vieux renard sourit : « Le gaillard est bien né
Se dit-il en lui-même, il tient de la famille...
Et ce n'est pas un imbécile. »
Là-dessus, se glissant dans le sillon voisin,
De leur terrier ils prirent le chemin.
Bon chien chasse de race,
Et bon renard aussi.
Quoi que l'on dise et quoi qu'on fasse,
il en sera toujours ainsi.

Livre I, fable 14




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