Au pays enfin de retour,
Un grand seigneur touriste (on m’a dit même un prince)
Avec un ami de province
Aux champs se promenait, un jour.
Notre homme avec aplomb, débitant maint mensonge,
Sur tout lieu par lui visité
Mêlait à la réalité
Tout ce qu'il n’avait vu qu’en songe.
«Non, disait mon hâbleur, ce que j'ai vu, je crois,
Dans l'univers entier ne peut se voir deux fois !
Notre pays, mon cher, est vraiment ridicule :
Ou l'on y gèle ou l'on y brûle ;
Notre soleil s’éteint ou bien il éblouit !
Ah ! là-bas, c’est une autre histoire!
C'est là le paradis ; et, rien que de mémoire
Quand j'en parle, soudain mon cœur s’épanouit !
A quoi hon la chandelle ? à quoi bon la fourrure ?
Bel attirail, ma foi ! Sais-tu que, 1à, mon cher,
Le jour n'est jamais froid, la nuit jamais obscure ?
Le printemps, comme en mai, règne toujours dans l'air.
Crois-u donc qu'on plante ou qu'on sème ?
Non! C’est à confondre l'esprit
Quand on voit comme, à l’instant même,
Là-bas tout pousse et tout mûrit !
Les fruits monstres y sont sans nombre ;
A Rome (j'en avais mes deux yeux pour témoins),
Ah ! mon cher, on montrait un énorme concombre,
Gros comme une montagne au moins !
Oui, comme une montagne, et ce n’est pas trop dire.
Le croiras-tu ? — Oui, je le crois,
Repart l'autre avec un sourire ;
Quoi d’étrange ? Ici même, on peut trouver parfois
Des prodiges pareils qu’on ne remarque guère,
Et que toi-même ailleurs tu n’as pas rencontrés.
Avec toi sur ce point je veux entrer en guerre!
Tiens, li, sur ce cours d’eau qui traverse les près,
Apercois~tu ce pont of nous conduit la route?
À la vue, et de prime abord,
{l est comme un autre sans doute;
Mais qui le croit tel à grand tort,
Car sa propriété vraiment est singulière :
Un menteur jusqu’au bout ne le peut traverser;
Sitôt qu'il tente d’y passer,
Le pont s’ouvre, et voila notre homme à la rivière.
Si l'on n’a point menti, soit! on n’y risque rien;
Alors, même en voiture, on peut passer très bien.
— Dis-moi donc: la rivière est-elle un peu profond:
— Eh! pas mal! Mais, mon cher, au moins tombe d'accord
Qu’on peut voir un prodige en tout pays du monde.
Ton concombre de Rowe est, j'en conviens, très fort!
Tu dis: gros comme un mont?— Un mont... un monticule!
Tiens, comme une maison. — Tu me crois bien crédule!
Enfin c'est merveilleux. Mais que doit-on penser
De ce singulier pont of nous allons passer?
[Len veut aux menteurs! Des exemples fort tristes,
Vers le printemps dernier, nous l'ont assez prouvé: — ~
(Tout le monde en parlait) dessous on a trouvé
Un tailleur et deux journalistes.
Mais, je pense au concombre; on a, ma foi! raison
De le tenir pour un prodige,
est bien vrai qu'il fit gros eomme uve maison!
— Pourtant rien d'étonnant. — Mais si — Mais non, te dis-je ;
Il faut te mettre au fait
Les bâtiments soient hauts ainsi qu'on voit les nôtres !
Crois-tu qu’à l'étranger
Un homme d'étouffer pourrait courir danger,
S'il y vivait avec deux autres.
On ne peut ni s'asseoir ni s’y tenir debout.
— Toujours est-il, mon cher, que ton fameux concombre
Est un fruit merveilleux qu'on ne voit pas partout,
Si déjà l'on s'y peut asseoir deux sans encombre.
Mais ce pont sur lequel, dés qu'il a fait cinq pas,
Un menteur tombe à l'eau, n’en fais-tu pas grand cas ?
Sans mépriser pourtant ton concombre de Rome... »
Mon hableur, s’arrétant, paraissait intrigué :
« Laissons la le pont, dit notre homme ;
Allons ailleurs chercher un gué ! »
Note de l'auteur : Ce conte, assez souvent reproduit de manières très diverses, tire son origine des fabliaux allemands, qui (toutefois imputent, ave plus de vraisemblance, à un enfant la crédulité exagérée que le poète russe attribue ici à un homme faible, à un personnage de haut rang, Le prince touriste n'est introduit chez Krilof que pour lui donner l'occasion de critiquer l'engouement excessif de ses compatriotes pour les habitudes étrangères. Quant au sujet même de ce fabliau, il ne pouvait manquer de se naturaliser chez nous, qui avons nos Gascons. Imbert, entre autres, l'a traité assaz heureusement.