Le Ruisseau Ivan Krylov (1768 - 1844)

Triste et d’un mal profond sans espoir consume,
Un berger au ruisseau dit et redit sa peine ;
Hélas ! la rivière inhumaine
Naguère avait ravi son agneau bien-aimé.
Le ruisseau voit ses pleurs, et vient sur la rivière
Avec un sourd murmure épancher sa colère.
« Rivière insatiable, ah ! si tes flots cruels,
Comme les miens clairs et limpides,
Laissaient plonger l’œil des mortels
Au fond de tes gouffres avides,
Chacun pourrait avec terreur
Compter les corps de tes victimes,
Et tes flots, honteux de tes crimes,
Sous terre, au fond des noirs abimes
fraient engloutir leur fureur.
Oh! si le ciel voulait, de ses dons moins avare,
En un fleuve abondant changer mon eau trop rare,
Il me semble qu’alors, pour tous bon et clément,
Du monde enorgueilli je serais l'ornement.
Froisser même un poulet me mettrait fort en peine!
Avec quel soin j'irais d'un flot clair et Leger
Effleurer ta chaumière ou l'arbre du verger!
Mes bords me béniraient; le vallon et la plaine,
Sans pleurer un brin d’herbe à leur sol arraché,
Me verraient, frais et doux, sur leur sein épanché.
Puis, terminant en paix mon bienfaisant voyage,
Loin de semer le deuil et les chagrins amers ,

Ainsi qu’on voit briller l’argent sans alliage,
J'irais, pur comme lui, me perdre au sein des mers, »
Ainsi parlait, ainsi pensait peut-être
Notre ruisseau; mais huit jours sont passés ;
Un nuage aux flancs noirs au ciel vient à paraitre,
Et sur les monts voisins il tombe à flots pressés.
L'eau coule par torrents ; sa crue irrégulière
Fait bientôt du ruisseau l'égal de la rivière.
Adieu sagesse alors! De ses bords dépassés
Déjà son eau troublée a rompu la barrière;
La vague qui mugit et court a gros bouillons
‘Tord une sale écume en fangeux tourbillons ;
Sa rage a renversé le chêne
Que cent ans avaient respéculé;
Fleuve grondant, il se déchaine
En roulant des bruits sourds dans l'air épouvante,
Et le berger, pour qui naguère, avec emphase,
Sa plaintive éloquence arrondissait sa phrase,
Est avec son troupeau par les eaux emporté !
Sa maison même à leur surface
Flotte anéantie avec lui,
Et l'œil ne saurait aujourd'hui
Sur le sol en trouver la trace.
Je vois plus d'un ruisseau menteur
Rouler sans bruit, modeste et sage ;
Parfois son murmure enchanteur
Est pour notre âme un doux langage;
Mais, pour en faire un vrai fléau
Portant partout deuil et ravage,
Que faudrait-il ? — Quelques pieds d'eau !

Livre II, fable 10


Note de l'auteur : Casimir Delavigne, dans sa jeunesse, a fait de cette fable une imitation libre assez remarquable.

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