Mercure, le Pèlerin et le Brigand Jacques Cazotte (1719 - 1792)

Mercure était jadis un Dieu bien employé;
D'abord de Jupiter il était l'envoyé,
Et, botté jusqu'à la ceinture,
A la fois facteur et courrier ,
Sans jamais quitter l'étrier,
Du haut en bas de la nature,
Il allait faisant le métier,
Joignant celui de conseiller,
Quand , dans certaine conjoncture,
Une affaire n'était pas mûre :
Il conduisait jusqu'au triste manoir
Ceux que la Parque y faisait choir.
C'était, à chaque instant, une nouvelle armée;
Grâces aux soins du sage conducteur ,
La marche étant pour lui de toutes parts fermée,
Jamais on n'y vit déserteur.
Premier président des échanges,
A tous les marchés surveillant,
Inventeur des changes, rechanges,
De l'agiot et du bilan,
Il fut de plus professeur d'éloquence •
C est à lui qu'on doit la science,
L'art sublime de délayer
Les faits et les raisons dans un volume immense
D'en bien fouetter le cahier,
Et les pavots de l'audience.
Est-ce tout ? Non ; pour mieux , il faut que je les cite ;
Les poètes n'ont pas senti tout son mérite :
Il fit une leçon à tous les protecteurs,
Quand, patriarche des voleurs ,
Jusqu'à s'occuper d'eux , sa bonté rabaissée,
Leur sauvant le rez-de-chaussée,
Les fit mourir debout comme des empereurs.
Mais peut-il faire tant de choses?
Je cite les métamorphoses,
Livre qu'on ne peut rejeter.
Socrate, on va nous l'objecter,
Crut que l'on pouvait en rabattre :
Mais, contre un, nous en avons quatre.
Autrefois, on croyait aux Dieux ;
Tout en allait, je crois, bien mieux ;
Et la sublime Cornélie,
Que tous les arts avoient polie
Que ses enfants, pour l'égayer ,
Amusaient par un plaidoyer ,
Aurait juré par Poliphème.
Nos dames s'en garderaient bien ;
Ce qui conduirait au problème ,
S'il vaut mieux croire tout que rien.
Au lieu de disputer , métier que je déteste,
Amusons-nous des jeux du messager céleste.
Mercure, obéissant aux ordres de Jupin,
Fit rencontre sur son chemin
De deux quidams, compagnons de voyage :
L'un allait en pèlerinage ;
L'autre feignait qu'un important besoin ,
Qu'une succession qui l'appelait au loin,
Le forçait de se mettre en route.
Le Dieu, qu'on ne voit pas, qui tous deux les écoute,
En un moment les définit fort bien :
L'un est un galant homme, et l'autre est un vaurien.
La ceinture de l'un contient de la monnaie;
L'autre, en son sein , n'a qu'un poignard,
Et, comme un vrai gibier de hart,
De l'or de son voisin compte faire sa proie.
Sur le soir, dans un lieu désert,
Une cabane ruinée,
Depuis longtemps abandonnée,
Vient de leur offrir le couvert.
Cette solitude profonde,
Où l'on ne voit de tous côtés
Que précipices à la ronde;
Pour les coups qu'il a médités,
Parait, au scélérat, un endroit très-propice;
Mercure, qui lui rend justice,
Va le veiller. S'il protège un voleur,
C'est autant que l'esprit préside à l'artifice ;
Dans la façon de prendre il veut de la pudeur.
Des assassins, surtout, jamais il n'est complice.
Des commodités du réduit,
Où la fortune les conduit,
Nos voyageurs ont déjà fait usage. *
La mousse leur compose un lit ;
Il en est de plus durs, â ce que l'on m'a dit.
On a de quoi souper ; c'est du pain , du fromage ,
Que fera valoir l'appétit :
Il n'en fallait pas davantage.
Que boira-t-on ? Vous me le donnez beau,
Le canton va fournir de l'eau
Il est temps de dormir : on se met à son aise.
Le Sacripant quitte sa fraise,
Son haut-de-chausse son manteau ;
De tout il a fait un rouleau,
Bien relié, par sa ceinture,
Et du climat brave l'injure
Avec sa chemise et sa peau ;
Il est vrai qu'il faisoit bien chaud.
Pour l'autre , bonne créature,
Il se tapit à l'aventure,
Vêtu des pieds jusques en haut,
Au hasard de trouver sa couchette plus dure
Que faire quand on est de fatigue oppressé ?
Il faut courir au plus pressé :
Il dort déjà , le Brigand examine,
Balançant s'il doit opérer,
Ou sur-le-champ , ou différer.
Cependant, tandis qu'il rumine,
Un sommeil profond l'assoupit.
Les rêves, à ce que l'on dit,
Tiennent toujours de la pensée
Dont, le jour, l'aine est tracassée.
Notre rêveur, sans en être distrait.
Suit, en dormant, son barbare projet ;
Et, le cœur plus dur qu'une pierre,
Il se lève, il saisit son arme meurtrière,
Et perce de coups ce paquet
Que de ses hardes il a fait :
La ceinture en est enlevée ;
Dans son rêve , c'étoit la palme réservée,
La couronne de son forfait.
Ce n'est pas sans l'avoir baisée
Qu'il la met autour de son corps ;
Puis étouffant tous les remords ,
Après cette victoire aisée,
Il prend, soulève, et même avec effort,
Comme s'il enlevait le mort
Qu'il a cru dépouiller du fantasque trésor
Sa garde-robe délabrée,
Court au précipice voisin,
La fail rouler jusqu'au fond du ravin,
Croyant par-là sa conquête assurée ;
Puis vient sur son grabat attendre le moment
De pouvoir compter son argent.
Aux premiers rayons de l'aurore,
Notre assassin dormait encore ;
Son compagnon, ayant mieux sommeillé,
Par les rayons du jour est déjà réveillé.
Il tousse, il crache ; et ce petit murmure,
Sur un voisin qui n'a l'oreille dure,
Fait son effet. Qui fut bien effrayé?
Ce fut le monstre de nature ;
Il avoit l'air d'un foudroyé,
De surprise il auroit crié :
Son camarade est là, riche de sa ceinture ;
Lui , de sa propre sangle, il se voit relié :
Plus de paquet; car son manteau de bure,
Haut-de-chausse, pourpoint, collet,
Rien n'est resté sur le parquet.
Le voilà nu, et, chose plus factieuse,
Il ne trouve point son poignard.
Son embarras se peint dans son obscur regard.
L'autre aperçoit sa mine désastreuse,
Et se prépare à lui faire savoir
Le nouveau plan qu'il vient de concevoir.
Dormez, dit-il , le jour vient de paraître ;
Vous êtes las : il se pourroit peut-être
Que vous eussiez besoin de reposer.
Moi, cette nuit, j'ai vu Mercure en rêve;
Quelque raison que l'on pût m'opposer,
Par son avis , je dois vous proposer
De marcher seul. Que la peste vous crève !
Mercure et toi, dit l'autre entre ses dents,
Puisque c'est lui qui fait rêver les gens.
Dieu des voleurs ! si quelqu'un de la bande
De ce Brigand dont j'ai fait le portrait,
Se décidait pour un semblable trait,
Fais-le rêver, je te le recommande ,
Surtout avant qu'il ait méfait,
Protège-le sur le gibet.