L'Eléphant et le Libraire John Gay (1685 - 1732)

L'homme ardent, au cœur intrépide,
Qui sur un frêle esquif va chercher l'Atlantide,
De merveilles sans nombre est certes le témoin,
Mais à combien d'erreurs ne lâche-t-il pas bride..
A beau mentir qui vient de loin !
Nous lisons, nous voyons par lui cent de ces choses
Qu'Ovide n'eut osé dans ses métamorphoses ;
Mais qui ne risque pas la contradiction,
Peut vraiment à cœur joie user la fiction ;
User et abuser n'est-ce pas même chose ?
Et cependant, ici point je ne glose,
Ce qui parait étrange est quelque fois très vrai,
Cela vint-il du Paraguai !
Qui, par exemple, met en doute
Des Eléphants le savoir, le bon sens ?
Borri les loue, et quelque part ajoute
Qu'ils sont intelligents, que mieux que bien des gens
Ils sont profonds penseurs, que même d'aventure
En accomplissant à la fois
Les droits et de l'homme et des lois,
Ils font gagner à la législature,
Quoi de plus beau !
Les honoraires d'un bourreau !!!
Et comme enfin instruits par les voyages
Des pays étrangers, ils parlent les langages,
Et de l'humanité sont le vivant flambeau !
Que si l'assertion semble par trop badine,
Tous mes contradicteurs je les réfère... à Pline :
Que cette race était donc savante... Bon Dieu !
Qui mieux qu'elle aujourd'hui lirait le Grec, l'Hébreu !

Un jour, en ce temps là-c'était chez un libraire
Qui ne s'inquiètait pas, comme en ce temps vulgaire,
De la marge d'un livre et de son épaisseur,
Comme fait aujourd'hui maint et maint éditeur ;
Un éléphant vit par chance un ouvrage,
Où l'on trouvait à chaque page,
Les mœurs, le caractère et l'illustration
De tous les animaux de la création.

L'Eléphant lit. Tout pensif examine,
Tourne la page, observe, et puis longtemps rumine :
"L'homme à ce qu'il parait est de haute raison
Se dit-il." Sans comparaison
A peine accorde-t-il de l'instinct à la bête,
Et cependant qu'on jauge la valeur
De cet auteur,
Et l'on verra, soit dit, sans être déshonnête,
Qu' instinct et que raison ont chez lui fait défaut,
Comme à la cour du roi Pétaud.
Selon lui l'Epagneul fut en l'art des courbettes
Son professeur unique. Admirez ces sornettes !
Un Chien couchant, maître flatteur !
Est-il donc à la cour plus vil adulateur
Que l'homme ? Et que de Chiens en lui trouvent leur maître !
Selon lui le Renard est le roi des voleurs ,
Sciemment il oublie avocats, procureurs,
Gens d'affaires, courtiers, en un mot la gent traître ;
Selon lui Tigres, Loups, Lions et Léopards
Sont altérés de sang, sont tous de vrais pendards,
Mais l'homme quel est-il ?... L'assassin volontaire
De l'homme. Et notez bien que c'est pour un salaire
Qu'il tuera son semblable, -et non pas pour la faim."

De ce discours en entendant la fin,
Quel génie ai-je là, se dit notre libraire,
Il lit l'Hébreu, le Grec, et le Latin
Pour moi que ne pourrait-il faire ?
"Ah ! Monsieur l'Erudit," poursuivit-il tout haut,
" Si pour moi vous vouliez employer votre plume
Et me faire un petit volume
Contre l'homme et ses fils, et cela servi chaud,
Ou bien m'écrire encor la véridique histoire
Et de Siam et de sa gloire ;
Ou me tirer du Grec un tout petit traité
Contre la Trinité ?
J'ai de l'esprit, bien que je sois libraire,
Et si l'argent vous plait, en vérité.
Nul mieux que moi ne peut vous satisfaire."

"Vous êtes gris l'ami," repartit l'Eléphant,
D'un ris moqueur, en recroquevillant
Sa trompe,
"Conservez votre argent ; car si je ne me trompe,
Et ceci soit dit entre nous ;
L'homme saura toujours houspiller son semblable :
L'envie est une encre admirable,
Indélébile, alors qu'entre des doigts jaloux,
Elle démolit d'un confrère,
Ou l'œuvre, ou bien le caractère."

Livre I, fable 10




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