L'Epingle et l'Aiguille John Gay (1685 - 1732)

Une Epingle longtemps avait près d'une belle
Fait un service actif, tantôt fermant fidèle
Sa gorgerette, ou bien enchaînant ses cheveux,
Ou donnant galant tour au plus beau de ses nœuds.

Près de son cœur tantôt placée,
A tenir son manteau d'autrefois abaissée,
Mais point ne se plaignant jamais d'un tel dédain,
Les amants de la belle ayant même destin.

De tous honneurs à la fin dépouillée,
Elle éprouva les caprices du sort ;
Sur le bras d'un tailleur tantôt agenouillée,
Ou fermant le maillot du marmot qui s'endort.
Puis enclose avec soin dans l'habit d'un avare,
Elle cache les sous que le ladre accapare ;
Puis d'un aussi bas lieu relevée à la fin,
La voilà qui voyage avec un médecin,
De ci, de là, tant qu'un jour à la brune
Elle se trouve, et ce, par sa fortune
A Gresham-Hall. C'était un grand repas :
Elle voit, interroge, admire à chaque pas,
S'extasiant sur telle ou telle chose,
Et d'autant mieux qu'elle comprenait moins.
Pour son esprit trop forte était la dose,
La tête lui tournait. Voilà que néanmoins : -

"Dites, mon bon Monsieur, quelle est cette vétille ?"
"C'est, dit l'interrogé, ce qu'on nomme une Aiguille."
Elle la connaissait, mais de nom seulement,
Comme outil de tailleur ; donc madame la sotte
Lui porte soudain cette botte
Assez malencontreusement :
" Une Aiguille accouplée à ce morceau de pierre,
Toute oisive, rouillée... Ah! ça la couturière ;
Comment voit- elle, mon bijou,
Votre union avec ce gros vilain caillou ?"
"Amie, " a dit l'Aiguille, " à la valeur réelle ,
Je sais m'agripper moi, cesse de me blâmer ;
De l'aimant connais-tu la vertu, dis, ma belle,
Connais-tu le pouvoir qu'il sait faire imprimer ?
Connais-tu tout le bien dont sans cesse il nous dote ?
Je suis fière d'un tel ami,
Car dans tous ses bienfaits moi je suis à demi.
Je conduis la main du pilote,
Pour éviter un écueil ennemi ;
Je suis en un mot, la boussole
Qui sans danger rend voisin chaque pôle :
Si le sort m'eut fait naître au sein d'un atelier
De modistes, de couturières,
Je n'eusse été qu' obscur gagne- denier,
Tout comme toi-sur les deux hémisphères
Je règne et j'ai pour moi l'univers tout entier."

Livre I, fable 16




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