Le Lion et le Lionceau John Gay (1685 - 1732)

Il faut bien désirer dominer, gouverner,
Il faut avoir bien soif de faveurs et de places,
Pour humblement solliciter des grâces
De gens vils -et pouvoir près d'eux s'acoquiner ;
Car ces protecteurs émérites
Détestent un égal, n'aiment que parasites .
Tous les mots au gros sel d'un affreux cabaret
Parmi la pipe et l'ale ont pour eux doux fumet ;
Voyez les présider un club de bas étage,
Et là se pavaner et faire du parlage,
Ils passeront leur nuit dans un hideux tripot,
Dans l'espoir de primer par l'esprit un plus sot ;
C'est pour ces nigauds là que j'écris cette fable,
Pour montrer leur valeur sous son jour véritable.

Un Lionceau d'un esprit fort étroit,
Oubliant sa noble origine,
Evitait la gent Léonine
Pour fréquenter le fretin de l'endroit .
Très friand de bravos, il recherchait les fêtes
Où comme Orphée il put charmer les bêtes ;
Mais ses bêtes à lui, c'était la gent Baudet
Dont il était le gros bonnet,
Il présidait son club : toujours avec un Ane
On le voyait bras dessus bras dessous,
Si bien que, soit dit entre nous,
Leurs manières, leurs airs et jusqu'à leur organe,
Tout déteignit sur lui. Bref il devint Baudet
D'âme et de corps, hormis par les oreilles !
Si d'aventure en un banquet
Il plaisantait,-Merveille des merveilles !
Avant qu'il n'eut parlé le cercle d'applaudir,
Et pour répondre, lui, de braire !

Enflé de ces succès faits pour l'abasourdir
Notre héros s'en va trouver son père ;
Pour se mettre en avant, pour montrer son esprit
Soudain il brait : Le Lion se redresse :

"Fat !" a-t-il dit," ce cri qui te sert d'introït,
De tes indignes mœurs trahit bien la bassesse,
Les muguets de ta sorte, ont tous si peu de tact
Que tout haut ils font voir quel est leur vil contact !"

"Notre Sénat toujours a vanté la sagesse
De mon Auguste Altesse !"
Répond le Lionceau.-"Qu'il est faible l'orgueil !"
A répondu le père . "Etre le point de mire
Des Anes, sachez le, mon fils, voilà l'écueil,
C'est être, et cela va sans dire,
Des Lions la honte et le deuil. "