Le Chien et le Renard John Gay (1685 - 1732)

Je sais pertinemment Messieurs de la Basoche
Que pour creuser un mot n'avez besoin de pioche,
Que la langue avec vous est un caméléon
Changeant à chaque instant de couleur et de nom,
Que le sens, le vrai sens, le donne l'honoraire,
Et que c'est là l'éclair d'où vous vient la lumière ;
Je sais pertinemment que lorsque vous lisez
Le plus clair exposé, vous tous ne le voyez
Que sous un double jour, et que le scepticisme
Est votre règle en tout, et votre catéchisme.

D'honoraires si bien est truffé le Barreau
Que l'éloquence prend l'un ou l'autre plateau
De l'aveugle Thémis. -Ah ! Messieurs, si chaque homme
Avait l'art d'exprimer ce qu'il veut dire, en somme,
Vous feriez triste chère, et le fait est certain
Vous écorcheriez moins le pauvre genre humain.

Mais quel est l'écrivain soit en vers, soit en prose
Qui s'avise jamais écrire un acte . . . ou l'ose ?
Donc vous le rédigez... en argot après tout,
Et quand l'acte est signé, pour en tripler le coût,
De sa prolixité, c'est votre privilège,
Vous faites grossoyer le jargon sacrilège,
Et nous voilà dès lors gardés de par la loi,
Jusqu'à ce qu'un confrère y soutire un pourquoi ?

Prenons un testament pour nous servir d'exemple,
Dites, est-il un cas où ... car la matière est ample !
Vous ne puissiez trouver tout en votre faveur
Un sens qu'au grand jamais n'y mit le testateur ;
Car quand vous lisez l'acte, et cela va sans dire,
C'est avec le projet d'y trouver à redire.
Puisque les choses sont sic se defendendo,
J'interdis, il le faut, un fourbe inuendo.

Porta, le grand Porta, le physionomiste
Dans l'homme retrouvait de l'animal la piste,
L'œil, la tête ou le nez vous rendaient un hibou,
Un aigle, un perroquet, ou bien un sapajou.
Que si dans les portraits que comme lui j'ébauche
Votre penser moqueur sur un ami chevauche
Vous signalez le point, attachez le grelot,
Au voisin curieux vous en soufflez un mot,
Et soudain le portrait parfois fort ridicule
Est trouvé ressemblant, et le rire circule.
Comprenez le donc bien, je dessine au total
D'après nature, mais nature en général ;
Dunque si mes portraits provoquent votre rire,
C'est vous, autant que moi, qui faites la satire.
Arrière donc, Monsieur, épargnez- vous le soin
D'éplucher mon esprit, vous n'en avez besoin :
Des cancans point n'en fais, parce que les déteste,
Ne juge mon prochain, ni son cœur par sa veste,
Je hais les préjugés, et je hais tout éclat,
Si, que n'écris jamais libelles sur l'état.

Faudra-t-il que ma fable encense donc le vice
Parce qu'un scélérat occupe quelqu' office
Sous le gouvernement ? ... De peur que des félons
N'entendent, faudra-t-il étrangler les sermons ?
Dans une fiction si je traîne le vice
Suis-je donc le bourreau du dol, de l'artifice ?
Les bêtes sont mon thème, et serai-je à blâmer
Si l'homme de la bête en vient à s'alarmer ?
Je n'appelle personne un singe, une bourrique,
Chacun a son miroir, qui trop s'y voit s'y pique !
Sans commettre d'offense ainsi donc moi j'écris,
Qui dans mes animaux se reconnaît..... tant pis !

Un vieux Chien de berger d'une ignorance crasse,
Fort peu versé d'ailleurs dans les lois de la chasse,
Se faisait des amis à tort et à travers ;
Or parmi ces amis divers
Se trouvait un Renard grand faiseur de jactance,
Et dont il admirait la prolixe éloquence.

"C'est chose abominable," un jour dit le Renard
Que l'homme nous diffame ; -il se peut par hasard
Qu'il y ait parmi nous de la mauvaise graine
Comme parmi les Chiens, parmi la race humaine ;
Comme il se pourrait bien qu'il y eut quelque part
Chez Dame Humanité de la vertu sans fard ;
Bien que pour vous, pour moi ce soit là lettre morte :
Fi de la calomnie et des fruits qu'elle porte !
Vous, vous me connaissez, et non pas à demi,
Nul préjugé ne peut aveugler un ami,
Et vous n'ignorez pas que vivant sans envie
Moi je prise parbleu, l'honneur plus que la vie ! "

Par de pareils discours il empauma le Chien
Si bien,
Que celui-ci sans défiance
Le crut sur sa parole un puits de continence.

Comme Maître Renard certain jour sur l'honneur,
Sur la vertu prêchait, c'était vraiment merveille !
Tout-à-coup il dressa l'oreille
Puis abaissa sa queue en signe de frayeur.
"Les chasseurs sont dehors," dit-il, " Dieu nous préserve !
Qu'est donc tout ce fracas sur la route ... j'observe ” ...

" Rien d'alarmant, en vérité,"
A dit le Chien, " ici tout est sécurité ;
Ce n'était qu'une fausse alerte ;
C'est le jour du marché dans la ville là bas,
Et probablement c'est le pas
De quelque fermière . . . oui certe,
C'est la femme Dobbins, j'apperçois sa jument
Qui tout en trottant gentiment,
Au marché porte sa volaille. "

Un vieux proverbe dit que devant un pendu
Parler de corde est défendu.
Donc voilà le Renard (une vile canaille,
Entre nous) , qui piqué : "je ne pensais, dit-il,
De votre bouche entendre un propos si subtil ?
Dans vos regards d'ailleurs je vous devine, peste !
Et que me fait à moi, morbleu !
Votre femme Dobbins, sa jument et le reste :
Ai-je jamais rôdé près de son pot au feu,
Et de sa basse cour emporté la volaille
Pour aller en cachette après faire ripaille ? "

"Ami," reprit le Chien, "je ne pensais à mal,
Pourquoi donc se montrer si vif et si brutal ?
Et ne peut-on parler volaille
Sans que vous ne flairiez sur le champ maraudaille
Et n'exhaliez votre courroux ?
L'agneau je ne sais rien à cela de contraire,
Peut n'être pas, dans cette affaire
Je le veux bien, plus innocent que vous ? "
A ces mots mons Renard sentant doubler son ire
66 S'enflamma jusques au délire :
Quel sarcasme ! " a-t-il dit, " venir parler d'agneau !
Ignoble scélérat ! tout beau !
Avec ton air sainte Nitouche
Je vois de quel côté clignote ton œil louche,
Si l'autre nuit ton maître a perdu trois brebis
Est-ce à moi d'en payer le prix ?
Tes observations pourraient donner à croire
Que je suis le voleur ; -tu mens par ta mâchoire ! "

"Imbécile et coquin ! " lui répondit le Chien,
"Choisis de ces deux noms, ils t'appartiennent bien ;
Ta culpabilité seule a fait mon offense,
C'est le cri de la conscience !"

Et ce disant, sur le félon Renard
Le Chien se rue et l'occit sans retard.

Livre II, fable 1




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