Le Singe qui a voyagé de par le Monde John Gay (1685 - 1732)

Un Singe ambitieux d'être réformateur.
Résolut de courir le monde,
Car il savait que l'homme voyageur
Revient chez lui doué de science profonde.
Le voilà donc parti, se moquant des soucis,
Qu'apporte avec lui long voyage,
Car il savait encor le dicton que voici :
De mécompte en mécompte un homme devient sage.
Mais dans ce monde il n'est qu'heur et malheur
Au piège pris, Jocko fut conduit à la ville,
Vendu comme Joseph ; comme lui par
Au boudoir d'une dame il trouva domicile.
Comme un amant fier de ses fers ,
Pour mieux gagner son cœur, par ses talents divers
Il sut se faire aimer. Admis à sa toilette
Il joue avec ses nœuds, et comme un beau muguet
Casse son éventail, chiffonne l'aiguillette,
Et de l'impunité semble avoir le brevet.
Introduit au salon au moment des visites,
Si tombe par hazard la conversation,
Il sait faire admirer son esprit, ses mérites,
Et fait toujours sensation.
Gâté tout à la fois de bonbons, de louanges,
Comme Orphée il se crut génie omnipotent
A civiliser compétent ;
Donc sortant de ses fers, comme on sort de ses langes,
Un beau matin
Vers sa forêt natale il reprit son chemin.

Les sylvains chevelus de surprise en surprise
Marchent en le voyant ;-ils admirent sa mise,
Son juste-au-corps si richement brodé,
Sa perruque à frimas, et son air décidé,
Et puis sa jambe et ses blanches manchettes
Et son épaule aux belles aiguillettes.

"Oyez tous, oyez tous, " dit notre Orang- outang,
"Et notre nation par moi deviendra sage,
Pesez votre valeur, tenez bien votre rang,
Car l'homme est fait à votre image;
J'ai, voyez-vous, long-temps habité les cités,
J'ai des hommes appris la blague, et le parlage,
Mes habits pour leur coupe ont tous été cités,
Je suis le D'Orsay de cet âge.
Dunque réformez-vous ; en tout imitez-moi !
Voulez-vous prospérer ? Vite la flatterie,
Cachez votre mépris sous la cajolerie,
Jamais pour vos amis ne soyez en émoi,
Mais ayez soin pour eux d'affecter un grand zèle ;
Vous mangerez par là plutôt à leur écuelle ;
Soyez prompts à mentir, si c'est votre intérêt,
Lancez la calomnie, avec elle l'on plait ;
Avec air d'innocence abîmez le mérite,
C'est pain béni, c'est eau bénite,
Sachez à tout prétendre effrontément,
Et les hommes alors loueront votre talent ;
Moi, j'ai connu les grands et le grand monde,
Suivez ce que je dis-honni soit qui me fronde ! ”

Il dit et salua. L'auditoire attentif
Cria bravo ! d'un air admiratif.

Depuis ce temps les Singes et leur race
Et mordent leurs amis, et font laide grimace,
N'employant qu'à de méchants tours
Leur esprit et ce tous les jours.

Tel ce jeune nigaud, trop âgé pour l'école,
Va chercher la sottise en un monde frivole.
A Paris comme à Rome il singe chaque fat .
Il boit, joue et s'habille, apprenti scélérat ,
Affecte du mépris pour le bon et l'utile,
Pour devenir enfin un héros... de Mabille !

Livre I, fable 14




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