Les Prestidigitateurs John Gay (1685 - 1732)

Certain Robert Houdin avait de par la ville
Placé si bien son nom comme un jongleur habile,
Que de lui le Public disait tout d'une voix :
Il a le diable au corps et jusqu'au bout des doigts.

Ce renom vint frapper les oreilles du Vice
Il lit l'affiche et sûr de vaincre dans la lice,
Il cherche la baraque, et ― coram populo
Jette à l'homme un défi tout haut ex professo.

"Est-ce là ce héros des tours de passe- passe?
Cet obscur pataugeur usurpe ici ma place,"
A dit le Vice. "Et moi je viens le défier
Devant vous tous, Messieurs, devant le monde entier. "

" Ça va," dit le jongleur, que l'orgueil aiguillonne,
En fait d'art je ne rends moi de points à personne."

Disant cela voilà l'escamoteur
Faisant ses tours, passez, partez muscade,
Venez ici, puis là, c'est une arquebusade,
Un feu roulant de subtil attrapeur.
Gentils oiseaux naissent d'un jeu de cartes,
D'un vieux bonnet il fait sortir des tartes,
A la foule en un mot jette sa poudre aux yeux.
" Rien dans les mains, Messieurs, rien non plus dans les poches ;
Voyez, ce sac est vide, " a-t-il dit aux plus proches,
Puis il étend ses doigts, et du sac merveilleux
Il pleut de l'or, il pleut des œufs d'ivoire,
Et de ces œufs, c'est à ne pas y croire,
Une Poule vivante, et de nombreux Poulets,
Puis trois Poissons, et deux beaux Perroquets.
Et le Public s'écrie : Admirable ! admirable !
Le tour est excellent, le tour est impayable! "

Le Vice, cependant, dit soudain : " A mon tour,"
Et du jongleur il prend la place.
Du métier tout d'abord affectant la grimace :
"Passez ceci, faites voir à l'entour,
C'est un miroir magique, on y voit • sa figure
Ses yeux, son nez; le tout d'après nature,
Pour l'homme un tel spectacle est spectacle enchanteur. ”
Puis voyant dans la foule un noble sénateur:
"Voyez le beau produit; c'est un billet de banque
Soufflez dessus," a dit le saltimbanque
" Psit! psit ! vite passez ! Envolé le billet ! "
Et le sénateur stupéfait
Trouve un cadenas sur sa bouche,
Qui s'ouvre sur ce mot: Débouche!
Douze flacons pleins d'un vin capiteux
Mis sur la table et devant tous les yeux
En un tour de main disparaissent ;
Et deux glaives sanglants paraissent.
Il confie une bourse à la main d'un voleur,
Dont les doigts empressés se crispent sur les mailles ;
Puis il ouvre le poing serré comme tenailles
Mais au lieu du trésor, il trouve . . . objet d'horreur !
La hart de ses pareils hideuse croix d'honneur !
Il dit : Ambition tiens, prends cette baguette ;
En une hâche a changé l'amusette.
Aux yeux de tous il montre un tronc de charité,
"Soufflez dessus," dit-il : Psit ! un marguillier souffle,
Le tronc a disparu ; mais par moralité
Parait dinde truffée et cætera pantoufle !

Il agite des dés, dix, onze, treize, vingt,
Et puis empoche tout comme un vrai Charles Quint.

A hâve libertin tout à coup il s'adresse :
"Regardez ce portrait, taille, gorge, jeunesse,
Admirable fraicheur, attraits appétissants!
Prenez, elle est à vous !" Mais songes décevants !
Il avance la main, et puis soudain recule,
Le beau portrait n'est plus qu'une énorme pilule ;
Et le Public de rire au nez du séducteur !

Un jeton devenait aux mains d'un vieil avare
Parfois vingt Louis d'or. L'héritier l'accapare
Conseillé par le Vice; et zest l'accapareur
En refait un jeton, et le cas n'est pas rare !

Un Louis, vous voyez est un Caméléon ;
Entre les mains du Vice, il prend toutes les formes,
Les plus belles , les plus difformes,
Et peut mener à tout... hormis au Panthéon,
Car vous n'avez pas vu, ni tiré quelque chose,
Qui n'ait vite changé dans sa métamorphose.

Notre jongleur le désespoir au cœur
Reconnut sans effort la puissance du Vice ;
"Je suis de la Saint Jean près de vous, grand acteur,
Et je ne puis lutter avec vous, c'est justice.
Dieu! comme la pratique a dressé votre main ?
Moi je triche la foule, et me ris du vilain,
De temps en temps ; mais blanche est ma malice
Comparée à la vôtre, et près de vous, novice,
J'en conviens, je ne suis, et du soir au matin,
Qu'un nain !"

Livre I, fable 42




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