Voici venir, de front, deux vigoureux chevaux
Qui sur nos quais trottent à pas égaux.
D'une galerie ambulante
Ils tirent lestement le poids,
Et dans la galiote roulante
Vingt passagers voyagent à la fois.
Rangés sur une double file,
Ils traversent toute la ville,
Ainsi portés, pour le prix de six sous.
Quel que soit ou le rang, ou l'âge, ou la fortune,
Aux voyageurs la voiture est commune,
Au même titre elle les reçoit tous.
La bonne avec l'enfant, la dame et l'ouvrière,
L'employé, le solliciteur,
Le clerc d'avoué, de notaire,
Le créancier avec son débiteur,
Le maître et le commis, l'auteur et son libraire,
Le badaud qui n'a rien à faire,
Face à face assemblés pendant quelques instants,
Épargnent à la fois et leurs pas et leur temps.
Oui, sans rougir je l'avouerai, moi même
Au loin quand j'ai siégé dans un conseil suprême,
A mon retour, d'un sot me retrouvant l'égal,
J'emprunte quelquefois l'équipage banal.
Bien plus, s'il faut en croire la chronique,
Plus d'une grande dame a quitté son landau,
Dans la roulante république
Est venue, en secret, chercher un jeu nouveau ;
Elle a pu, sur les bancs, mêlée à la cohue,
Tout bas riant, voyager inconnue.
Par régime ou caprice, un autre, à peu de frais,
Tout le jour en carrosse est traîné sur les quais.
Propre en dedans, en dehors élégante,
La voiture en marchant vous berce doucement ;
Du cocher la mise est décente ;
Le conducteur vous parle poliment.
L'un descend, l'autre monte, à l'un l'autre succède ;
La porte reste ouverte et le premier venu
Vient occuper la place aussitôt qu'on la cède ;
C'est un mouvement continu.
En vérité, je crois voir de notre âge
La fidèle et vivante image ;
D'une parfaite égalité,
D'une rapide activité,
L'impérieux besoin à l'aise s'y contente.
Du monde la scène changeante,
N'est- elle pas un immense omnibus,
Dans le voyage de la vie,
Aux yeux de la philosophie,
Où tous les passagers se trouvent confondus ?
Mais, quel est ce débat ?.... Qu'entends-je ?.... On injurie
Le paisible omnibus qui suivait son chemin,
Sans, en quoi que ce soit, molester son prochain.
Quel est donc l'ennemi qui l'arrête et qui crie ?
D'un vieux sapin le rubicond cocher,
Dès l'aube du matin attendant sur la place,
Les bras croisés, sans avoir pu charger,
A l'omnibus s'en prend de sa disgrâce.
En vain a-t-il au cabaret voisin
De son mieux noyé son chagrin,
Sa bourse, hélas, n'en est pas mieux remplie,
Et son humeur n'en est pas embellie.
Le cou penché, ses tranquilles coursiers
Se résignent plus volontiers
A l'indifférence publique.
Pour lui, nouvel Ajax, dans sa noble fureur,
Il agite son fouet, veut venger son honneur :
« Morbleu ! si je n'ai plus une seule pratique,
Vil tombereau, dit-il, voiture des laquais,
C'est que tu prends tout le monde au rabais.
Viens - tu donc me voler avec effronterie ?
Paris m'appartient, tu le sais.
Va sur les grands chemins, lourde messagerie,
Rouler ton monde et mendier ton pain,
Et là, dans un fossé, puisses-tu renversée
Et de fange couverte, en pièces et brisée,
Appeler du secours, et l'appeler en vain !
Ami fiacre, de ton dédain,
De ta colère, à bon droit je m'étonne, »
Au nom de l'omnibus répond le conducteur.
« Je regrette qu'on t'abandonne ;
Du tort dont tu te plains je ne suis pas l'auteur.
Je pourrais, rappelant notre illustre origine,
Dire que dans Paris ont roulé nos aïeux ;
Déjà pendant le siècle glorieux
Qu'ont illustré les Boileau, les Racine,
Leur digne ami, le grand Pascal,
L'aigle de la géométrie,
Par privilège spécial,
Des omnibus du temps exploita l'industrie.
Et du génie et des vertus
Le pur éclat à la fois brille
Sur le berceau des omnibus
Où trouver plus noble famille ?
De Saint-Fiacre, votre patron,
L'enseigne commençait à peine alors, dit- on,
A renfermer dans sa remise
Des carrosses loués la naissante entreprise.
Mais de ces titres, désormais,
Je ne prétends tirer nul avantage,
Et d'ailleurs, de nos jours, ils sont de peu d'usage ;
De notre seul mérite attendons nos succès.
Quel est le mien ? Je cherche à satisfaire
Aux besoins de chacun, à de modestes goûts ;
Ami, je me fais tout à tous,
Et c'est pourquoi l'on me préfère.
C'est le choix du public qui prononce entre nous ;
Au lieu d'exhaler ton courroux,
Crois -moi, cherche à mieux lui complaire. »
Près des hommes, lecteur, si tu veux réussir,
Il te faut, avant tout, apprendre à les servir.