La Réforme ou la sensibilité royale Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Un Roi sensible et vertueux,
Certain jour de réjouissance,
Allait à pied sans cortège nombreux
Visiter les endroits où l'on était joyeux,
Car il était sans défiance :
Les bons Rois ne sont point peureux.
Traversant une ville immense,
La première de ses Etats,
Il voyait avec complaisance
Le plaisir percer en éclats.
Au détour d'une rue,
Un carrefour s'offre à ses yeux soudain.
Il aperçoit une grande cohue,
Et voit en l'air voler du pain :
Dans cette foule où l'intérêt préside,
Observateur intelligent,
Le Roi voit au milieu se former un grand vide
Qui disparaît, reparaît à l'instant,
Conduit alors par la misère,
Un malheureux dans la foule pressé,
Suivait de l'œil un pain qui vint frapper la terre ;
Par le nombre il est renversé,
On lui fait mordre la poussière,
Il est bientôt privé de la lumière,
On l'entraine aussitôt le crâne fracassé.
De ce spectacle affreux détournant son visage,
Le Roi sentit couler ses pleurs.
« Je veux, dit-il, réformer cet usage,
Qui ne produit que des malheurs.
Dans les siècles de barbarie,
Pour avilir le peuple on lui jeta du pain.
Périsse le prince inhumain,
Qui voit sans l'empêcher une telle infamie !
Rendons le peuple heureux, veillons à son bonheur :
Il est soumis quand son Roi l'aime,
Et du mien je ne veux enchaîner que le cœur. »
Par son autorité suprême,
Comme un père préside aux jeux de ses enfants,
Dans les fêtes qu'il leur procure,
Le vin ne coula plus : des plaisirs innocents,
Tous avoués par la nature,
Furent d'un peuple heureux les seuls amusements,
Et ce droit que l'orgueil hautement préconise,
Le droit de jeter de l'argent,
Regardé comme un mal et comme une sottise,
Fut détruit radicalement.
Un souverain qui veut régner en sage,
Et se faire adorer toujours par ses bienfaits,
Doit enlever à ses sujets
Jusqu'aux traces de l'esclavage.

Livre IV, fable 10




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