Le Rideau et le Verrou Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

« Nous sommes seuls, je pense,
Dit un jour un Rideau
A Verrou fort âgé : « Soyons d'intelligence,
Et bien loin de garder constamment le silence,
Jasons un peu, c'est un plaisir si beau !
Nous voyons, n'est-ce pas , des scènes fort plaisantes
Quand l'un et l'autre on nous a bien tirés ? »
-- Ma foi nous en voyons d'assez divertissantes
Lorsque nos maîtres sont en secret retirés.
Nous sommes les témoins de cette ardeur brûlante
Entre deux amans bien épris ;
De ces baisers sans prix,
Prodigués par l'amant, savourés par l'amante ;
De cet encens offert, par un timide cœur,
Sur l'autel de ce Dieu qu'on adore à Cythère.
Sur le rosier de l'aimable pudeur,
Quand nous voyons cueillir la rose du mystère
Nous admirons les transports du vainqueur,
Et l'embarras de la bergère.
Nous savons distinguer, de la réalité,
La chose qui n'est qu'apparente.
Ce bois qui croît par l'infidélité,
Ce bois qui croit sans qu'on le sente,
Nous connaissons qui l'a planté.
Nous contemplons l'avare méprisable,
Les yeux fixés sur son trésor,
Au moindre bruit toujours craignant que son semblable
Chez lui ne soit caché pour enlever son or.
Nous entendons les pleurs de la pâle indigence,
Les complots du séditieux,
Les projets de l'ambitieux,
Les durs propos de la fière opulence,
Les plaisirs du voluptueux
Et du vindicatif la rage,
Le cruel désespoir du joueur malheureux :
Nous admirons aussi la douce paix du sage ;
La beauté devant nous dévoile ses appas,
Nous voyons ... ah ! mon Dieu que ne voyons-nous pas !
Contentons-nous d'être ce que nous sommes,
Dit le Rideau, notre sort est plus doux ;
On ne saurait porter envie aux hommes,
Quand on les connaît comme nous. »

Livre IV, fable 21




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