Les Lapins Léon Riffard (1829 - ?)

Phébé posait un pied au bord de l'horizon,
Derrière les sapins. Sa naissante lumière
Jetait dans le sous bois un oblique rayon,
Qui coupait en deux la clairière.
C'est là que les lapins,
Accourus des terriers voisins,
Prenaient leurs ébats en grand nombre.
Les uns jouaient dans la clarté,
Les autres du côté de l'ombre,
Sautant, se culbutant, vous pensez la gaité !
Arrive maître Jean; Jean, un vieux delà vieille,
Qui connaît les humains, et leurs sanglants ébats ;
Un malin ! qui perdit jadis dans les combats
La moitié de la queue et le bout d'une oreille !
« Alerte, enfants ! plus de jeux, plus d'amour !
Nos ennemis sont là, qui travaillent dans l'ombre ;
Si vous restez ici, petit sera le nombre
De ceux qui reviendront à la pointe du jour,
Dans les halliers, dans les bruyères,
Là-bas, voyez-vous cheminer
Toutes ces petites lumières ?
Ce sont gens apostés pour vous exterminer,
Savez-vous ce qu'ils font? Ils bouchent vos demeures.
Quand vous voudrez rentrer chez vous,
Dans quelques heures,
Serviteur ! porte close ! alors, gare les coups !
Mais, venez, venez vite : il en est temps encore.
Vieilli dans les terriers, j'en sais tous les détours !
Venez : n'attendez pas les chasseurs et l'aurore :
Je vous mettrai bientôt à l'abri de leurs tours.
- Que nous c0nte cette ganache ? -?-
Dit un jeune lapin, en lissant sa moustache.
- Pourquoi venir troubler nos aimables banquets ?
Cueillons le thym, amis ! sans souci d'autre chose.
Ces lumières sont feux follets
Dont la chaleur du jour est sans doute la cause ! -
- Bravo ! bravo ! il a raison ! -
Crièrent en cœur les lapines,
- La lune monte à l'horizon,
Le thym fleurit sur les collines :
?" Parfumons-nous, et puis dansons !
Maître Jean a perdu la tête !
Au diable soit le trouble-fête,
Avec sa peur et ses chansons !
- Insensés, dit le vieux, c'est votre dernière heure !
Adieu donc ! Mais pour nous, gagnons notre demeure
Et, prenant avec lui sa femme et ses enfants,
Il fit un long circuit, se coula dans les champs ;
Revint vers les grands bois du côté des carrières ;
Passa par une fente entre deux grosses pierres ;
Suivit un long couloir
Tout noir
Sans avair besoin de lumière ;
Et réussit enfin à rentrer au manoir
Par une porte de derrière.
Il était temps : au bord du bois
Un coup de feu fume et résonne,
Accompagné de longs abois !
Sur toute la ligne à la fois
Paf! la fusillade détonne.
Les lapins tombent foudroyés,
Les os broyés,
En avant du front de bandière.
Le sang coule sur la bruyère !
Et Maître Jean blotti sous son rocher
Avec les siens, qu'à voix basse il rassure
Ecoute la chasse approcher.
Aux abords des terriers, qui n ont puis a ouverture,
S'entassent les fuyards : ils se sentent perdus !
Jean lapin par une fissure
Les voit courir tout éperdus.
Son cœur saigne ; il pleure de rage :
- Si nous pouvions élargir ce passage !
A l'aide ! enfants !
A coups de griffe, à coups de dents ! -
Un blessé les entend; il accourt; il présente
Par la fente
Son pauvre petit museau blanc
Taché de sang.
- Le vieux lui crie : Allons, courage !
Qu'on se mette tous à l'ouvrage.
- Travaillez de votre côté.
Ici, c'est le salut ! Demain, la liberté !
Mais au même moment une décharge horrible,
Eclate avec un bruit terrible.
Une grêle de plomb vient ricocher
Sur le rocher.
Les derniers survivants ont mordu la poussière.
Le blessé fait un bond, et retombe en arrière.
- C'en est fait, dit le vieux, leur dernier jour a lui.
Ah! jeunesse ! jeunesse folle !...
Les pleurs lui coupent la parole,
Et dans le pauvre diable étendu devant lui
Il reconnaît le gamin à moustache
Qui l'avait traité de ganache.

Livre II, Fable 12




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