Le jeune Lion et le vieux Tigre Jacques Cazotte (1719 - 1792)

Un Lion voulut voir le pays étranger,
Comptant en revenir plus savant ou plus sage ;
Il avait le cœur haut, comme l'esprit léger.
Sans compagnon, il se met en voyage.
Tout jeune, et présumant de soi ;
Accoutumé, dès le bas âge,
A voir gens de son parentage,
Aux autres animaux donnant partout la loi,
Et prévenu de cet adage,
Qu'il est permis de tout tenter,
Et qu'il n'est rien à redouter
Pour qui joint la force au courage.
Chassant par le chemin , il avait pénétré
Dans un désert de l'Hircanie.
Que si son ascendant partout s'était montré ,
C'est qu'il n'avait rien rencontré
Qui balançât sa force ou son génie ;
Mais il est en des lieux qu'un Tigre suranné
Désole par sa tyrannie,
Un sauvage du lieu (c'était, je crois, un chat,
En qui haine et frayeur se tenaient compagnie.)
De l'abord du Lion en cet âpre climat
A déjà fait rapport à sa hautesse ;
Et dès l'instant sa majesté tigresse
Calcule et digère le plan
Qui doit la délivrer d'un hôte trop puissant.
Il se charge d'un daim, pris dans la matinée,
Va se coucher, contrefait l'endormi,
Comme ayant fini sa journée,
Sur le chemin de l'ennemi.
Celui-ci de très-loin reconnaît la livrée,
Lamasse qu'elle couvre engorgeant le détroit
Qui forme ce passage étroit.
Pour réveiller le monstre à robe bigarrée
Il se met à rugir ; mais c'était sans courroux,
Comme pour dire : « Rangez-vous !
Je veux passer. » Le tigre, à cette annonce,
De l'assoupissement soudain semble sortir
Et, sans paraître y réfléchir,
La prompte obéissance est sa seule réponse.
Le voilà de côté.... « Quoi ! monseigneur , c'est vous!
Que nous devons bénir le ciel qui vous envoie!
Jugez si votre aspect doit nous combler de joie,
Au récit du danger qui nous menaçait tous !
Mais la fatigue du voyage
Pourrait vous avoir éprouvé :
Ce gibier, ce matin, sous mes pas s'est trouvé,
Daignez en agréer l'hommage ;
Vous en aurez chez moi du mieux assaisonné.
Vous nous trouverez sous les armes ;
Et ma famille et moi sommes dans les alarmes;
Tout le pays est consterné.
Jusqu'ici le dragon nous avait fait la guerre ;
En nous liguant, nous sûmes si bien faire,
Qu'intimidé par nos efforts,
Il n'osa plus sortir de son repaire ;
Mais, depuis quelques jours, par des secrets ressorts,
Il fait venir sur cette terre
L'hydre , qui nous est étrangère.
On ne verra jamais monstre plus effrayant.
S'élève-t-il en l'air ?.... tout en se déployant,
Le terrain , couvert de son ombre,
Est offusqué de la nuit la plus sombre.
Il ne s'abat jamais sans être dangereux ;
Et si, par hasard, on l'évite,
On est arrêté dans sa fuite,
Par les efforts mortels d'un souffle venimeux.
Le sifflement affreux qui sort de ses trois têtes
Egale celui des tempêtes,
Et ce danger, qui nous poursuit,
Redoublerait encor pour nous pendant la nuit,
Qui, pour lui, n'est jamais obscure :
Heureusement que la nature
Permet ici qu'en quelque cavité,
Nous puissions reposer pendant l'obscurité.
Au milieu de cette détresse,
Le ciel qui pour nous s'intéresse,
Par un de ses devins nous a fait déclarer
Qu'un héros inconnu viendrait vous délivrer
De ses bontés, votre auguste présence
Devient une ferme assurance.
L'hydre va succomber ; son empire est détruit :
Sur votre front son destin est écrit.
Le nouvel hôte écoute et mange
Savourant à la fois le daim et la louange.
Qu'il soit attiré dans ces lieux,
De l'ordre et par le choix des dieux.
Pour achever une aventure,
Tenant assez du merveilleux,
Pour rendre le tigre peureux,
Lui semble être dans la nature.
Rassurez-vous, dit-il, sur ma valeur :
Nous irons dans votre famille ;
Le confiant espoir, qui dans mon âme brille,
Va bientôt passer dans la leur.
Je brave votre monstre et toute sa fureur ;
C'est à lui de trembler de peur.
Si j'en crois mon instinct, qui jamais ne m'égare,
Il ira siffler au tartare.
Tout en tenant de semblables discours,
Du Tigre on trouve la retraite.
On ne voit là que pattes de velours :
Tout y promet sécurité parfaite ;
Contre tous les périls on s'y croit rassuré :
On s'endort, on est dévoré.
On arrive là-bas honteux de sa défaite ;
Par des rugissements on étonne l'enfer,
En apprenant que l'hydre était un conte en l'air.

Fable 4




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