Les deux Bateliers Joseph Reyre (1735 - 1812)

Sur un fleuve grossi par les eaux de la pluie
Deux bateliers de compagnie
Conduisaient chacun leur bateau.
Dans son métier encor novice,
L'un ne connaissait guère l'eau ;
Avait si bien appris tous les chemins du port,
Qu'il arrivait toujours sans mauvaise aventure.
L'un et l'autre allaient bien d'abord ;
Leur marche était tranquille et sûre,
Lorsqu'ils virent de loin élevé sur les flots
Un pont dont il fallait traverser les arceaux.
Le pas était fort difficile,
Et demandait un homme habile.
Notre vieux batelier le sentit, et soudain,
Craignant pour son novice un accident tragique :
Holà ! lui cria-t-il, allons bien bride en main ;
C'est ici le moment critique.
Si tu manques le fil de l'eau,
Je ne réponds pas de ta barque :
Il y va même de ta peau,
Et tu pourrais fort bien aller trouver la Parque.
Fais donc si bien la guerre à l'œil,
Et conduis si bien ta nacelle,
Que tu ne m'ailles pas faire prendre le deuil.
Peste ! dit le jeune homme à légère cervelle,
Vous vous y prenez bien de loin!
Je crois que vous rêvez. Et qu'est-il donc besoin
De régler déjà notre marche ?
Lorsque nous serons près de l'arche,
N'y serons-nous donc pas à temps ?
Non, morgue ! répondit le vieillard en colère,
Tout dépend des moments présents.
Je connais ce pays, je sais ce qu'il faut faire;
A ce que je te dis tu peux donc te fier.
Son avis , en effet, était fort salutaire :
Mais notre jeune téméraire
Le laisse pester et crier ;
Et sans prendre aucune mesure,
Au gré des vents, au gré des flots,
Il vous laisse voguer sa barque à l'aventure,
Jusqu'à ce qu'il arrive enfin près des arceaux.
Alors, menacé du naufrage,
Il veut exécuter les conseils du vieillard ;
Il fait force de bras, il met tout en usage ;
Mais c'était s'y prendre trop tard.
Le courant par sa violence
L'entraîne droit vers l'éperon ;
Et, pour prix de son imprudence,
Il passe de sa barque en celle de CHARON.
Mais si, plus docile et plus sage,
Il avait su prendre d'abord
La route qui menait au port,
D'y parvenir sans peine il eût eu l'avantage.

La vie où vous entrez est pour vous un voyage.
Voulez-vous donc, enfants, jouir de l'heureux sort
Qui doit au terme, un jour, être votre partage ?
Prenez le bon chemin dès votre plus bas âge.

Livre I, fable 3


Charon se prononce ici Caron.

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