Le Maître et son Domestique Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Un esprit faible , et qu'on nomme esprit fort,
De la religion bravait le doux empire.
On l'entendait sans cesse dire
Que de la suivre on avait tort.
Son Valet, pieux et fidèle,
De ses propos d'abord paraissait révolté.
Par son exemple il fut bientôt gâté,
Et chaquejour il rallentit son zèle.
Persuadé que tout meurt avec nous,
Ne craignant rien dans l'autre monde,
Il traitait de sots et de fous
Ceux dont la crainte était profonde.
Je veux, dit-il un jour,
Puisque la vie est un passage,
Et l'Enfer un pur radotage,
M'enrichir à mon tour
Et sortir enfin d'esclavage ».
D'abord il vole fréquemment,
Mais inspire la confiance.
Son Maître chaque jour par sa grande imprudence
L'affermissait dans son égarement.
D'une somme considérable
En billets au porteur, en or, puis en argent,
Son Maître un jour touche un remboursement...
« Voici, dit le Valet, le moment favorable.
De cette somme il faut tâcher de m'emparer ».
L'horrible soif du gain l'agite et le tourmente.
Son maître de ses mains la nuit doit expirer.
Pour ce monstre la nuit à venir est trop lente ;
Mais elle arrive enfin. Son maître heureusement
Au doux repos trouvait rebelle sa paupière.
Une lampe jetait une faible lumière ;
Il entend quelque bruit : aussitôt, entr'ouvrant
Promptement ses rideaux, il voit son domestique
Un poignard à la main s'avancer vers son lit.
En ce moment critique
La crainte trouble ou donne de l'esprit.
Le Maître doucement coule dans la ruelle :
Et quand cet assassin, venant à pas de loup,
Soulève le rideau pour lui porter le coup,
Sa vivacité naturelle
Lui fait gagner la porte : il la ferme à deux tours,
Et, tenant bien la clé dans la serrure,
Pour s'opposer à l'ouverture,
Par ses cris redoublés il appelle au secours.
Tout le monde s'éveille : on lui prête main forte,
Et chacun s'étant bien armé,
On se serre, on ouvre la porte
Et l'assassin est pris et désarmé.
Son procès fait, on le mène au supplice.
Lorsque l'on voit les apprêts de la mort
Tout mortel reconnaît son tort.
Dans toute sa laideur alors paraît le vice.
Entre les bras d'un confesseur
Qui dispose cette victime,
L'assassin reconnaît qu'il est un Dieu vengeur,
Il se repent et déteste son crime.
Monté sur l'échafaud,
Il rappelle à son maître
En public et tout haut
La vertu qu'en son ame il fesait disparaître,
Par ses propos affreux répétés tous les jours ;
Puis avant de mourir , convaincu de renaître,
Il prononça cet éloquent discours :
« De la religion le joug est salutaire.
Malheur aux hommes dangereux
Qui veulent y soustraire
Celui qu'elle console et qu'elle rend heureux !
Du mortel que l'on détermine
Acroire que ce monde est l'effet du hasard,
Vous aiguisez vous-même le poignard,
Et c'est par vous qu'il assassine. »

Livre III, fable 21




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